Kino-élucubration n°04 : Clore, avec Michael Mann et Robert Wise

Pour pouvoir restituer toute l’intensité psychologique qui se joue au terme d’un polar ou d’un film noir, il est souvent nécessaire de trouver l’idée formelle et narrative qui va clore le film, et accompagner le spectateur jusqu’à la résolution de l’intrigue. La scène finale d’un polar est souvent un duel précédé d’une course-poursuite entre deux protagonistes qui se termine la plupart du temps par la mort de l’un d’eux. L’enjeu, pour le cinéaste, est de pouvoir exprimer ce climax, au-delà de la simple action qui se déroule, en usant de tous les moyens possibles, y compris les moyens techniques du montage, mais aussi l’éclairage et le choix de l’architecture qui va servir de théâtre à la tragédie cinématographique.

Dans Heat (1995), Michael Mann met en scène Al Pacino et Robert De Niro, tous deux incarnant des figures classiques quasi-mythologiques du cinéma policier américain : le flic paumé dont la famille se déchire et à qui il ne reste que l’insigne, et le voyou calculateur pour qui le temps est venu de raccrocher. Ces deux figures vont être amenées, tôt ou tard, à se rencontrer. Après l’instant de la prise de conscience chez le gangster que le moment de renoncer à sa vie rêvée est venu, comme il le craignait, le voilà en prise directe avec son ennemi, sa Némésis, le flic brisé qui le traque inlassablement. Est donc arrivé le moment de clore cette course poursuite magistrale de Michael Mann commencée depuis bientôt 3 heures.

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La scène finale se déroule dans un aéroport, alors que De Niro cherche à fuir, Pacino, implacable, jette ses dernières forces dans la poursuite, et ils se retrouvent, en quelques plans de course, au pied de pistes d’atterrissage, à essayer de se mettre en échec. Plusieurs avions apparaissent, dans les hangars ou se déplaçant sur la piste. Ils s’arrêtent autour de conteneurs en acier où il échangent plusieurs coups de feu. Plusieurs plans se suivent, jouant sur la profondeur de champ, les niveaux de profondeur sont délimités par ces conteneurs en acier, disposés comme des unités de graduation.

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Leur course reprend. La source de lumière est rasante. On voit d’abord De Niro, et son ombre projetée sur les murs d’enceinte des pistes, s’éloigner puis traverser une bande d’herbe vers un regroupement de bâtiments. Puis Al Pacino le rejoint. On peut parler ici d’un usage graphique voire expressionniste de l’ombre projetée des acteurs. Avec De Niro, il apparaît comme suivi par son ombre, alors que Pacino, qui passe au même endroit quelques instants après, semble poursuivre cette ombre qui est la sienne. C’est un effet narratif à retardement qui pressent la réunion inéluctable des protagonistes dans le même plan. La distance qui les sépare s’étire et se rapproche, au gré des effets de prises de vues, et donne corps à l’intensité dramatique.

Dernier plan de cette série, De Niro arrive à ces bâtiments reconnaissables à leur peinture à deux tons. Là encore, l’aspect graphique et immédiatement identifiable est aussi une manière de tenir un propos, deux couleurs qui ne se confondent pas, en damier, comme deux figures dramatiques irréconciliables. Les effets de champ-contrechamp de cette séquence permettent aussi de construire, pour le spectateur, une représentation du champ physique de l’action qui a lieu. On peut se représenter aisément la topographie des lieux, et donc se projeter dans la tension dramatique qui inonde les protagonistes.

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Pacino est montré exactement au même endroit que De Niro quelques secondes plutôt. La traque arrive à son terme. Ce dernier, caché derrière un bâtiment, est subitement en pleine lumière. Il comprend que la piste derrière lui éclaire abondamment la zone à chaque atterrissage. Il sent arriver Pacino. Et à ce moment, la caméra effectue un travelling vers la droite, quitte De Niro qui sort du champ par la gauche, quelques secondes avant que Pacino, à son tour, n’apparaisse, prêt à tirer, au second plan. La caméra les inclut enfin tous deux dans le même plan, ce dispositif formel indique à nouveau leur proximité physique, mais tout à fait accomplie, d’autant plus qu’ils entrent et sortent du champ du même côté du cadre.

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Pacino, arme au poing, approche doucement mais son regard, le spectateur le sait, n’est pas tourné dans la bonne direction. Un autre avion arrive, De Niro, comptant utilisant l’éclairage et le bruit de l’avion à son avantage, sort de sa cachette pour faire feu. Mais cette lumière va projeter l’ombre de De Niro jusqu’à Pacino qui la perçoit et se retourne en un éclair. Tout va très vite, Pacino fait feu, d’abord une fois, puis plusieurs fois de suite. Il avait prévenu De Niro qu’il n’hésiterait pas à tirer s’il le croisait. Dans la lumière, De Niro s’effondre. En un plan fixe final, ils sont enfin réunis, immobiles, l’un d’eux est mort.

On voit, dans cette séquence, l’utilisation habile d’un élément clef : la lumière et en particulier l’éclairage de la piste d’atterrissage, dont l’usage sera à la fois narratif (et diégétique), puisqu’il est la clef de la péripétie qui va introduire la résolution de l’intrigue (cette ombre de De Niro perçue par Pacino), mais aussi formel (et extradiégétique), au sens où il peut être pris comme un élément graphique à vocation textuelle, qui va façonner la représentation de l’intensité dramatique chez le spectateur. Mann fait un usage graphique très réfléchi de cet éclairage. Le jeu autour de leur ombre projetée permet des effets de style que l’on peut interpréter de différentes manières. Les effets de halos et les plans en contraste, de plus en plus intenses et singuliers, permettent également d’illustrer la progression dramatique, paroxysmique de l’instant.

Ce remarquable travail formel de Michael Mann trouve certainement son essence dans une longue lignée de films noirs, tel que celui va nous intéresser à présent, car quand Michael Mann fait Heat en 1995, il signe une œuvre de genre à tout point de vue, avec un héritage classique très riche.

Le coup de l’escalier, film noir de Robert Wise sorti en 1959, propose lui aussi, bien avant Heat, un final peut-être pas aussi travaillé graphiquement – c’est un film en noir et blanc et le cinéma en noir et blanc dispose des avantages de ses inconvénients – mais qui présente quelques similitudes, en particulier sur l’usage de la grammaire cinématographique, mais aussi sur l’emploi de la lumière comme élément à la fois narratif, destiné au récit, mais aussi comme élément textuel destiné à apporter un gain d’expressivité à la dernière séquence du découpage dramatique.

Ici, un trio de gangsters décide de casser une banque. Lors de l’opération, celui qui a monté le coup – et faisait office de liant entre les deux autres malfrats – meurt. L’opposition latente entre le second : un ancien du Vietnam solitaire et raciste joué par Robert Ryan, et le troisième : un chanteur de jazz afro-américain accroc au jeu et fauché (joué par Harry Bellafonte), explose au grand jour.

Dès l’événement déclencheur (le décès du liant), une course poursuite commence. Les griefs deviennent insurmontables et un échange de coups de feu offre au vétéran du Vietnam l’occasion de filer. S’ensuit une course-poursuite, et avec elle, un travail autant formel que narratif constitué de jeux sur la profondeur, du désir constant de représenter au spectateur la réalité physique, concrète du terrain, scène de l’action finale. De la même manière que Heat, nous allons retrouver quelques éléments de grammaire similaire, des raccords sur le regard évidemment, mais aussi des plans similaires pris tour à tour avec les deux protagonistes, ou des jeux sur la lumière venant souligner la courbe ascendante de l’intensité dramatique.

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Après les premiers coups de feu, Ryan fuit, il enjambe une clôture, suivi de près par Bellafonte. Ryan pénètre l’enceinte d’un centre de stockage de produit inflammable, d’immenses cuves reliées entre elles par un complexe système de canalisations font office de théâtre de l’action finale. Cette architecture industrielle sera très présente et très mise en scène dans les plans qui vont se suivre. On voit bien également la similitudes des plans où passent d’abord Ryan puis Bellafonte, laissant entendre que le poursuivant se rapproche du poursuivi.

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La police arrive, et prend position, en surplomb, sur les escaliers bordant les cuves. Lorsque Bellafonte aperçoit Ryan en fond de plan, il reprend sa course mais s’arrête éblouit par un faisceau de lumière, de la même manière que De Niro dans la séquence précédente. On peut évoquer ici, à nouveau, la double fonction, diégétique et extradiégétique, de la lumière. Diégétique au sens où sa présence est le fait des forces de police, la zone est éclairée car elle est dangereuse et des policiers poursuivent des voyous. Et elle est extradiégétique au sens où elle permet de mettre en avant le caractère particulier de l’architecture, de faire ressortir les personnages et leurs ombres sur les cuves, et ainsi de donner un regain d’expressivité à cette séquence finale.

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Ryan, qui poursuit sa fuite, mais il se fait prendre dans le faisceau de lumière. Acculé, il décide de monter sur les cuves. On peut apercevoir son ombre immense, projetée sur les cuves. Un policier armé l’aperçoit mais son collègue l’empêche de tirer. Le spectateur est ici alerté formellement du caractère dangereux de l’émission de coups de feu dans la zone. Ryan se retrouve sur le toit des cuves, en un plan fixe d’ensemble à la géométrie singulière. Des faisceaux sont à la recherche des deux hommes et paraphent les côtés des cuves.

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En un travelling avant, Bellafonte entame lui aussi l’ascension de l’échelle. La caméra, fondant sur son visage, laisse entrevoir la détermination, et la confrontation du personnage à son destin, il doit aller au bout, accomplir sa fonction. Les deux hommes se retrouvent dans le même plan, enfin, pistolets au poing. Ryan regarde derrière, Bellafonte est là, dans la lumière. On en revient au plan d’ensemble, des coups de feu retentissent, puis on entend une bruit d’explosion suivi de toute une série de plans très courts aboutissant à la colonne de flammes.

Notons une différence marquante entre ces deux séquences : Mann s’interdit l’usage de plans d’ensemble en plongée, sauf pour le tout dernier plan de cet affrontement. Reprendre ce type de plan que l’on a beaucoup vu dans le Western pourrait donner un caractère trop lointain, trop descriptif, qui nuirait à l’immersion émotionnelle du spectateur, il préfère rester à hauteur d’homme et laisser sa caméra derrière l’épaule de ses protagonistes. D’ailleurs, Wise n’utilise dans cette séquence que ce plan d’ensemble précisément (les cuves vues de haut et les deux hommes). Pris de trop loin, l’action perd certes en lisibilité, mais c’est aussi le seul moyen d’expliquer au spectateur le danger immédiat, et de montrer la grandeur et l’irréversibilité du danger immédiat.

Clore un polar, c’est un exercice compliqué où il faut pouvoir, avec légèreté, résoudre une intrigue, en illustrant l’intensité psychologique qui va se dénouer, tout en donnant à la prise de vue le caractère paroxysmique de la fin de film. Il faut que ce soit à la fois graphique, expressif, mais aussi intense et donc proche des acteurs. Dans les deux exemples cités, on voit qu’un soin tout particulier est apporté précisément à l’intégration des personnages dans ces décors. Comme si truands et flics ne pouvaient régler leurs comptes que dans ces lieux inconnus du grand public, démesurés, majestueux et inhospitaliers, où seule la mort les attend.

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