Kino-élucubration n°03 : L’homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock, 1955

Une séquence ô combien étudiée qui va nous intéresser aujourd’hui, mais qui a le mérite d’illustrer à merveille les variations de points de vue au cinéma.

En effet, le genre Found Footage nous a amené à questionner la notion de point de vue dans les précédents Kino-élucubrations (01 & 02). Le dispositif scénique simplissime étant constitutif du genre – la caméra diégétique – , il impose de lui-même une perception du point de vue tout aussi simpliste (mais pas pour autant dénuée d’intérêt) au spectateur, celle du caméraman. Or, nous avons vu que dans le cas de The Visit, précisément, un second point de vue pouvait s’inviter/se superposer dans ce rigoureux dispositif visuel et a priori exclusif.

En revenant au cinéma narratif classique américain, nous avons voulu proposer une analyse du jeu sur les points de vue dans une séquence qui fait référence sur cette question : la scène de l’Opéra dans L’homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock. En effet, cette scène est exemplaire dans son jeu sur les différents points de vue, et sur l’implication émotionnelle du spectateur qui en résulte.

Elle démontre admirablement que se superposent deux registres de points dans le cinéma classique, le point de vue du spectateur, dans ce cas omniscient, et le point de vue des personnages, que le spectateur adopte et abandonne à tour de rôle.

Cette scène que l’on va aborder plus en détail apparaît aux 3/4 du film (sur un métrage de 120 minutes). Le spectateur sait qu’un meurtre va être commis par une organisation terroriste. Le premier ministre est la cible. Un couple de vacanciers revenu du Maroc sait tout… mais leur fils à été kidnappé par cette organisation pour les forcer à tenir leur langue… Ils sont donc tiraillés entre la survie de leur enfant, et le devoir de prévenir les autorités d’un attentat imminent.

Quelques minutes avant la scène dont il est question, une scène vient poser les contraintes au tueur mandaté par l’organisation pour assassiner le Premier ministre britannique. Son chef lui passe un disque et lui indique le moment précis où le coup de feu doit être tiré, et il précise que ce fameux clash de cymbales n’a lieu qu’une fois. Il doit donc tirer au moment précis où les cymbales s’entrechoquent.

On confie donc ici au spectateur une information cruciale que lui seul partage avec le tueur, l’instant précis où le meurtre sera perpétué. Et tout l’intérêt de la scène qui va suivre est de voir comment les autres personnages, avec lesquels le spectateur s’est pris d’affection (puisqu’il a notamment vu leur enfant se faire kidnapper) vont se dépêtrer de cette situation alors que la partition du drame se déroule devant leurs yeux, inéluctablement, et qu’ils ne savent pas quand, ni comment, l’assassinat va avoir lieu.

La scène (de l’entrée à la sortie de la salle, de la 87e à 97e minutes du film) :

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87′ Madame McKenna entre dans l’Opéra. N’ayant pas de ticket, elle reste à l’entrée au centre des rangs de spectateurs.

Elle regarde d’abord en direction du Premier ministre, puis découvre, de l’autre côté de la salle, la loge où se situe l’individu à la solde des terroristes et qui lui a rappelé quelques minutes avant la représentation qu’ils tenaient encore son fils.

 

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88′ Le concert va commencer. Le rythme de la musique est lent dans cette première partie. Les plans fixes se succèdent montrant alternativement les différents protagonistes, en plan lointain mais de plus en plus rapproché, à hauteur de l’accroissement de la vitesse de la partition jouée.

89′ Mme McKenna veut agir, mais elle est retenue par son tiraillement émotionnel. Son fils est toujours aux mains des terroristes, et son mari est retenu ailleurs. Elle n’ose, de son propre chef, alerter les autorités et de fait, apparaît comme la première personne à souffrir de son impuissance.

 

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90′ Plans moyens successifs sur l’orchestre, puis sur le musicien et ses cymbales, puis gros plan sur les cymbales. Ici, on insiste sur l’importance de l’objet en rappelant au spectateur qu’elles ont un intérêt dramatique majeur dans cette séquence.

 

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91′ Le tueur prépare son coup, et scrute à la jumelle sa cible. On a le point de vue du tueur, souligné par l’effet sur le cadrage.

92′ Mme McKenna, impuissante, en larmes, finit par se retirer vers le vestibule d’accès à la salle. Le spectateur en revient à elle, et à son intimité émotionnelle.

 

 

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92′ Insert sur la partition suivie du doigt par la complice du tueur. Elle indique au spectateur que le temps presse, et qu’on approche du moment fatidique.

Dans les plans qui se succèdent ici, on passe du point de vue du Premier ministre, insouciant, à celui du tueur, qui regarde la partition tenue par sa complice, puis à celle du musicien, qui lui aussi consulte sa partition (différente, puisque sa seule contribution au concert est à la fin de la partition).

On épouse donc différents points de vue, et le spectateur est ainsi omniscient, il a une connaissance globale des savoirs de tous les personnages de l’intrigue.

A la 93′, nous sommes précisément au milieu de la scène et le tueur se retire de sa loge.

 

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93′ Quelques secondes après le repli du tueur, McKenna arrive, accompagné d’un roulement de tambour. Notons la présence subtile ici de l’auteur, Alfred Hitchcock, un œil amusé, qui souligne l’arrivée de son héros par un roulement de tambour puis l’entrée des cuivres dans la partition et un changement de rythme dans la musique. C’est typiquement un effet de style destiné au spectateur que d’assortir l’arrivée de son héros à une partition qui, de fait, devient à la fois diégétique (musique du concert) et extra-diégétique (musique comme ressort dramatique).

Mme McKenna lui révèle l’emplacement du tueur qui a disparu de son champ de vision. Sans hésiter, Monsieur McKenna se précipite avertir le Premier ministre mais arrêté dans sa course par les autorités, il finit par leur confier ses informations sur le potentiel attentat qui se prépare.

 

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94′ Le temps presse, le musicien prend ses cymbales, le spectateur comprend que le moment approche. Le tueur sort son revolver dans l’ombre… puis le pointe vers le ministre.

95′ Ici, l’intensité dramatique monte d’un cran, le temps presse à mesure que le concert se déroule sous nos yeux. Voyant que les autorités se perdent en discussion, McKenna décide de se rendre dans la loge désignée par son épouse lors de son arrivée.

Le rythme des plans s’accélère, ils se font de plus en plus rapprochés, que ce soit ceux sur les protagonistes, ou les plans sur l’orchestre et les chœurs.

Mme McKenna est le centre dramatique de la scène, elle canalise l’émotion et l’impuissance du spectateur. Elle regarde successivement la loge du tueur maintenant désertée… mais lors d’un court plan, le rideau semble bouger, et celle du Premier ministre. On voit le tueur dans l’ombre qui prépare son revolver, et le Premier ministre britannique, absorbé par la musique.

Côté scène, Hitchcock s’attarde sur les chœurs, en plans de plus en plus rapprochés, puis on voit la partition du chef d’orchestre, montrée en deux plans travelling, dont le second se fait plus rapproché que le premier. Là encore, sur le plan formel, tous les effets sont mis en oeuvre pour faire ressentir l’intensité de la situation, et l’approche imminente du moment fatidique.

96′ Monsieur McKenna force toutes les portes des loges. Les cymbales n’en finissent plus de se préparer, sans le savoir, pour sonner le glas. Et le revolver se dévoile en pleine lumière pour frapper. On arrive au climax de l’intensité dramatique…

 

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Mais alors que le musicien va frapper ses cymbales, Madame McKenna, aux confins de sa douleur causée par son impuissance à agir, se met à hurler en voyant le tueur se préparer, ce qui a pour effet de le déconcentrer au moment précis où les cymbales s’entrechoquent. Le ministre sera blessé au bras.

 

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En s’enfuyant, le tueur tombe nez-à-nez avec Monsieur McKenna. Une courte bagarre s’ensuit et, désarmé et tentant de s’enfuir par les loges, le tueur chute lourdement dans les rangées, au milieu des spectateurs en proie à la panique.

Cette séquence est sur le plan technique exemplaire du lien entre la construction formelle des plans et l’intensité dramatique, qui est guidée chez le spectateur par les effets visuels et sonores de cette construction. On parle d’Hitchcock comme le « maître du suspense », mais c’est avant tout le maître de la technique de prise de vue, du découpage en plans et de la mise en scène. Ici, le rythme est lent puis s’accélère, en même temps que les plans se font de plus en plus courts, et donc plus nombreux. On passe d’un point de vue à l’autre tout en déplorant l’impuissance des personnages positifs, comme notre propre impuissance devant la machination qui se déroule sous nos yeux et croît crescendo. Nous partageons la douleur de Mme McKenna, qui canalise l’émotion du spectateur, alors que nous en savons bien plus qu’elle sur ce qui va advenir, y compris qu’en bon spectateur de cinéma, nous avons de toute façon droit à un happy end. Chose à laquelle on ne veut évidemment pas penser devant l’intensité d’un pareil cyclone dramatique.

 

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