kino-élucubration n°02 : The Visit de Shyamalan

On parlait dans le précédent kino-élucubration de Found Footage, et sur ce sujet, un film de 2015 retient toute mon attention. Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas été aussi épaté par la liberté prise par un cinéaste à jouer avec les codes du langage cinématographique, et dans ce cas précis, avec ceux du Found Footage.

D’ailleurs, s’il fallait comparer M. Night Shyamalan à un autre grand cinéaste de notre temps, c’est à Alfred Hitchcock, et ce pour son approche espiègle de l’usage de la caméra, pour la volonté constante de faire un cinéma grand public qui sollicite et surprend le spectateur et le désir d’explorer différents genres et d’y apporter à chaque fois quelques éléments de fantaisie dans la mise en scène.

Dans The Visit, qui a tout du film de genre, la bande filmique va peu à peu échapper aux préceptes du Found Footage tout en exploitant son principe fondamental : utiliser uniquement des plans de caméra diégétique (la caméra existe dans la fiction racontée).

Mais Shy va au-delà du double-dupe vu dans le précédent kino-élucubration (01) et on peut même parler, dans ce cas précis, d’une triple « machination ».

1/ Le film est monté. Et la nature même du montage, dans le fait qu’il est essentiel au cinéma, est le premier trucage, la première supercherie qui condamne le film à être une création faite d’images sélectionnées, découpées et assemblées. (La seule vraie bande filmique à ne pas être truquée, soyons clair, est la seule caméra de surveillance, qui tourne en plan fixe, en continu, et en direct.)

2/ Le film n’est pas présenté comme une suite de rushes, ce qui l’éloigne du principe du Found alors même qu’il est pourtant très majoritairement construit de plans de caméra portée et de séquences prises sur le vif. Le film est d’ailleurs très tôt présenté comme un documentaire. En effet, ne serait-ce que sur le seul plan formel, plusieurs éléments de montage viennent apporter de la variété au film (des incrustations de texte, des plans de coupe, des voix-off, etc.). Sans eux, et on a pu le constater dans de nombreux Found, la bande filmique devient aride et rugueuse. Il y a donc un travail de postproduction qui a pour but d’enjoliver la bande et c’est là la seconde tricherie.

3/ 3e étage de la fusée = dépassement du principe de found footage car le film propose un va-et-vient constant entre des plans dont on peut accepter qu’ils sont issus d’une caméra diégétique, et des plans plus difficilement acceptables, voire quasiment impossible à percevoir comme diégétiques. Au point que ces plans ne peuvent être que ceux réalisés par un troisième homme, extra-diégétique en l’occurrence : le réalisateur lui-même.

Et c’est justement dans ce flou que réside la talent de Shyamalan dans The Visit. Sur le plan technique, on peut, d’une manière ou d’une autre, croire en la qualité diégétique continue de la caméra (des caméras, puisqu’il y en a toujours deux), et c’est une prouesse. Mais sur le plan du plausible, sur le plan narratif, le spectateur attentif trouvera mille invraisemblances sur l’usage de la caméra (la poignée de porte, la caméra laissée dans le salon et le couteau, le « cache-cache », les scènes de webcam), et se dira : « c‘est matériellement possible, mais ce ne peut être l’œuvre d’un enfant agissant par anticipation, aussi intelligent soit-il, mais seule celle d’un cinéaste espiègle qui veut semer le doute et nous malmener de bout-en bout« .

A ce titre, Shy joue même avec le spectateur sur les plans de caméra fixe tournés sur pied. A chaque fois que la prise de prise de vue est un peu longue ou trop propre, un des acteurs, au bout de quelques secondes, va toucher la caméra et modifier en conséquence le cadrage, rappelant au spectateur que la caméra, s’il se pose encore la question, est bel-et-bien toujours dans l’espace diégétique de la fiction. Et ces effets se produisent tout-au-long du film, nous rappelant qu’il ne nous a pas oublié et continue ainsi à jouer avec les codes et, par conséquent, avec le spectateur-cinéphile qui traque, à son corps défendant, la technique de mise-en-scène.

Il faut aussi souligner que pour justifier l’omniprésence des deux caméras, elles ont elles-aussi leur scène de présentation dans le premier tiers du film, comme de vrais personnages de fiction. Et elles sont également justifiées sur le plan scénaristique ; Becca admet à plusieurs reprises faire un documentaire pour sa maman, afin de lui trouver « l’élixir » qui lui permettra de se libérer du poids de son passé.

Cependant, l’invraisemblance de la possibilité de caméra diégétique dans de nombreuses séquences va conduire le spectateur à assumer son désir de vouloir croire en ce qui lui est présenté même si c’est trop gros, ou trop propre, ou trop judicieusement placé pour être honnête. Mais c’est là la nature même du cinéma et en aucun cas une spécialité du Found Footage. Vouloir croire, c’est bien ce qui est à l’origine de n’importe quelle œuvre de fiction cinématographique. Ca ne peut marcher que si le spectateur veut que ça marche. Seulement ici, Shyamalan, facétieux, nous laisse de nombreux indices de son omniprésence, et invite le spectateur à déceler les traces qu’il laisse derrière lui ; nous déstabilisant, nous invitant à nous préoccuper plus du jeu de la caméra que de maintenir l’effet-fiction, au risque de briser le fil tendu entre nous et la fiction, devenue secondaire.

Plutôt que de se soumettre totalement aux codes du Found, en déviant les codes de la vraisemblance tout en respectant ceux de la technique, cet exercice constitue, pour le cinéaste, un vibrant hommage, et une puissante publicité, pour la validité et l’efficacité du genre. Et pose aussi la question de la nature du Found : ne faut-il pas aussi ajouter une close de « vraisemblance » à la définition du « genre » ?

Le fait de digérer et de réutiliser ces codes dans un cinéma plus traditionnel de la part d’un cinéaste plutôt connu pour ces grosses productions (budget After Earth : 130M, budget The Visit : 5M, pour situer), ne font que souligner tout la puissance créative qui réside dans cette intégration diégétique de la caméra, tout en gardant la possibilité de s’éloigner d’une application trop réductrice, trop austère ou trop rigoriste.

Petite com, petit budget, mais sublime travail d’écriture à la caméra-stylo pour un Shy qui montre qu’il en a toujours sous le pied, qu’il peut renouer avec sa créativité des débuts malgré quelques errements ces dernières années, et surtout continuer de proposer une vision personnelle aux schémas canoniques des films de genres qu’il aborde : le film de fantôme, le film de super-héros, le film apocalyptique, le found footage ici, tous à chaque fois traversées par une idée dominante de mise en scène déclinée tout-au-long du film, changement de point de vue, absence visuelle,  questionnement du plausible.

Prochain film de Shyamalan à l’affiche : Split, le 22 février.

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